Idgy travaillait dur pour pouvoir tenir son salon et également le Pikey comme elle l’avait promis à Misha, mais jamais elle n’oubliait d’aller voir sa mère dont son état empirait un peu plus à chaque seconde. L’inquiétude avait gagné du terrain chaque jour sans qu’elle ne soit en mesure de l’arrêter. Perdue, se sentant seule, Idgy avait préféré nier tous ces sentiments et ne pas y penser. Refouler, enfouir tout ça sous une couche de déni. Un appel au beau milieu de la nuit changea la donne et fit exploser toute sa contenance, toute sa bonne volonté de ne pas couler.

Sa maman était au bord de la mort, prête à rencontrer son créateur et dans un élan de lucidité avait demandé sa fille. La concernée ne mit pas de temps à tout laisser tomber dans le salon pour démarrer sa moto sans prendre le temps d’enfiler son manteau ou ses gants. Juste son casque. Idgy conduisait dangereusement, c’était une course contre la montre, contre la faucheuse et dans ce jeu digne de la roulette russe : la tatoueuse savait que l’Ankou était plus sournois que tout. Se garant à la va-vite sur le parking de la clinique, elle enleva son casque en courant. Devant la porte de la chambre, essoufflée, elle réalisa. Si elle rentrait, elle allait être confrontée à ce qu’elle avait redouté toutes ces années… Posant son casque au pied de la porte, elle prit une longue inspiration pour calmer son souffle et rentra.

Dans ce lit, sa génitrice semblait si… Petite, fragile. Carla tourna lentement sa tête et étendit mollement son bras pour intimer silencieusement à sa fille de s’approcher. Religieusement, Idgy s’exécuta et se mit à genou pour laisser la main tremblante de sa maman se poser sur sa tête. “Imogene…” Un prénom qu’elle détestait, mais elle laissa passer cet affront. “Ma petite star…” Comment lui dire, lui répéter qu’elle ne l’était pas ? Qu’elle n’avait pas poursuivi dans le milieu de la musique ? Qu’elle avait eu peur ? Qu’elle n’avait pas le courage de sauter le pas et prendre le risque de tout perdre : elle qui n’avait déjà pas beaucoup ? “Mamma…” Souffla Idgy en se retenant de pleurer. Elle devait être encore. Encore un peu. Juste le temps de laisser l’âme de Carla reposer en paix. “Si tu l’es… Je t’ai vu sur scène…” Elle se souvenait donc ? De cette soirée où elle l’avait emmené au Cabaret pour voir son spectacle ? Redressant lentement sa tête, ses iris humides se posèrent sur le visage pâle, fatigué de cette femme qui lui avait donné la vie et bien plus encore. “Tu… Tu te… - Souviens ? Oui.” C’était trop beau pour être vrai. Et son cœur d’enfant se serra en comprenant que ce n’était pas bon signe. “Tu étais si belle… Dans ta robe à paillettes… Digne de ta carrure.” Doucement, Idgy se redressa pour embrasser le front de sa mère et laissa finalement couler une larme, puis deux. Silencieuses et pourtant elles créaient deux sillons épais. “Oh Piccola…. Ne pleure pas… Tu m’as donné une seconde vie.” De tout son poids, elle se laissa tomber sur le lit, une petite place près de sa maman, puis elle s’allongea à ses côtés et se lova dans ses bras. “Sono qui mamma, ti voglio bene.* - Anch'io ti amo.**”

C’est ainsi, dans cette chambre que Carla poussa son dernier soupir : son corps entrelacé avec celui de sa fille qui une fois le dernier souffle pousser explosa en larme. Pas de hurlements. Juste des sanglots.

Combien de temps s’était écoulé ? Idgy n’en avait strictement aucune idée. C’est l’infirmière qui s’est occupée le plus de sa maman qui est venue la chercher pour la sortir de sa torpeur. Il y avait maintenant des papiers à faire, des décisions à prendre et pourtant : elle en était incapable. On lui demanda de revenir le lendemain, qu’elle pouvait rentrer. Où ? Chez elle ? Dans son appartement vide ? Chez Misha ? Il devait avoir déjà bien assez à faire. Sortant son portable, elle vit d’ailleurs des messages de lui. Avalant difficilement sa salive, elle y répondit : tentant de garder un ton léger, avant de se résigner et avec le dernier message de lui demander s’ils pouvaient se voir maintenant. Tant pis s’il cela le rendait mal à l’aise. Elle avait besoin de l’homme de sa vie à défaut d’avoir une épaule amoureuse sur laquelle s’épancher.

Et puis… Une révélation. Il y avait bien une personne qui ouvrirait toujours ses bras pour elle. Naya. Ouvrant la conversation, elle tapa quelques mots et rangea son téléphone avant de sortir pour récupérer le casque et conduire jusqu’au cabaret. À cette heure-ci, sa patronne devrait encore être là. Tout comme pour la clinique, elle se gara mal, mais elle n’en avait rien à faire. Idgy passa par la porte des artistes. Capuche sur la tête, son maquillage avait bavé : elle ne pouvait pas cacher son désarroi, sa peine et n’essayait même pas d’ailleurs. Son énergie était utilisée pour mettre un pied devant l’autre. Les artistes, cette famille choisie, qu’elle croisait dans les couloirs remarquèrent son état, mais personne ne pipa mot. Idgy frappa quelques coups à la porte de son patron. Elle attendit la permission et rentra.

“Hey…” Sa salive passa difficilement. “Tu… Je te dérange ?” Elle renifla. On était loin de la sulfureuse Idgy. Bien loin. “J’ai besoin de toi.” D’une amie. D’une âme qui peut la soutenir, quelques heures, juste le temps qu’elle ne se sente pas seule dans ce monde qui avait soudainement perdu de l’attrait.

Dans son malheur, Idgy avait la chance d’avoir parmi son entourage des personnes qui ne répondraient personne qu’importe l’heure de la journée ou de la soirée. Elle savait que Naya faisait partie de ces oiseaux nocturnes qui étaient toujours éveillée tard le soir. Assez pour que la tatoueuse se permette de la contacter. Elle ne rentra pas dans les détails, voulant lui parler en face-à-face. Ce n’était pas le genre de choses dont on parlait par sms ou bien par téléphone. Elle avait donc prit la route du cabaret pour se réfugier dans le bureau de sa patronne. Aucun doute qu’il ne faudrait pas longtemps à Naya pour voir que quelque chose était arrivé. Idgy prenait toujours soin d’elle : qu’importe la situation. Encore plus quand elle se présentait devant la propriétaire du cabaret. Il était important pour elle de garder les apparences. Ce soir, cependant, ce n’était pas le cas. Elle se moquait bien d’être pâle, d’avoir mauvaise mine, de n’être que l’ombre d’elle-même. Par politesse, elle demanda si elle dérangeait. Elle pourrait après tout, Idgy savait que le business ne s’arrêtait jamais et certaines affaires étaient urgentes.

Avançant de quelques pas une fois la porte fermée, elle gardait sa tête baissée : comme si cela allait rendre les choses plus simples. C’était une chose de venir dans le bureau de son amie, de vouloir lui parler : encore fallait-il que les mots sortent de sa gorge et pour l’instant, ils étaient bloqués. Lentement, elle se dirigea vers le canapé avant de lui dire simplement qu’elle avait besoin d’elle. Des mots simples dans leur prononciation, mais qui au fond résonnait comme tellement plus. “Je ne sais pas…” Répondit-elle à la question si elle allait bien. “Tu n’as pas quelque chose de plus fort ?” Au diable la varice et les efforts de ces derniers mois. Idgy savait que l’alcool n’aidait pas, n’arrangerait rien, mais il ne pouvait pas lui faire plus de mal.

Assise sur le canapé avec Naya, elle savourait ce contact chaud. Relevant ses grands yeux, elle les plongea dans ceux de son amie. Comment lui dire ? Le silence s’installa avant d’ouvrir sa bouche, puis de la refermer. Les mots lui manquaient. Et puis, Idgy entendit dans sa tête la voix de sa mère lui intimant de retirer le pansement rapidement. Alors, elle prit une longue inspiration : “Ma maman vient de décéder…” Naya l’avait rencontré, assez pour savoir l’importe qu’avait cette femme dans la vie de l’artiste. “Elle est morte dans mes bras.” Et ses yeux se baissèrent pour regarder ses mains, elle caressa avec son pouce le bout de ses doigts : “C’est comme si d’un coup… Plus rien n’avait de sens. Je pensais que j’étais prête… Mais je ne le suis pas. Elle était ma famille.” Celle de sang, pas de cœur. “Je me sentais déjà seule… Mais le sentiment est encore plus intense maintenant.”

Exprimer le décès de sa mère, mettre des mots sur cette terrible étape de sa vie… Idgy ne s’en pensait pas être capable, mais voilà. Naya méritait de savoir pourquoi son employé avait débarqué comme ça dans son bureau à cette heure ci-tardive alors qu’elle ne travaillait pas ce soir. S’installant sur le canapé, elle lui demanda quelque chose de plus fort. Elle en avait besoin. Elle qui avait fait si attention, ces derniers mois, n’en avait plus rien à faire. Attrapant le verre de Whisky, elle respira l’odeur pour tenter de garder les pieds sur terre, de reprendre ses esprits alors que le plus dur restait encore à faire. Idgy devait dire la vérité à Naya. Elle reposa donc le liquide ambré.

Ce qu’elle fit, n’attendant pas plus longtemps pour ne pas que son amie s’inquiète plus que de raison. La tatoueuse pouvait déjà sentir le désarroi de sa patronne alors qu’elle attendait le couperet. Son regard plongé dans le sien, elle serra les paumes de Naya comme si sa vie en dépendait, n’était-ce pas le cas ? Et comme si elle avait ouvert la boîte de Pandore : Idgy continua à se confier sur ce qui se passait dans sa tête. Notamment ce sentiment de solitude qui se faisait un peu plus poignant dans son cœur.

Accueillant l’étreinte avec plaisir, elle serra Naya et en plongeant sa tête dans son cou explosa en larmes à nouveau : incapable de se contenir, d’être forte. Elle n’avait pas envie d’afficher ce masque ce soir et pour les mois à venir. “Il a fallu que ça soit elle.” Articula-t-elle. “Pourquoi ça n’a pas été mon putain de père !” Idgy aurait apporté le champagne plutôt que sa morosité dans le bureau de sa patronne. S’éloignant légèrement, son regard embué par les larmes se plongea dans ceux de Naya qui de ses mains tentaient d’effacer toutes traces de larmes. Peine perdue. “Oui… Certainement… Au moins, elle n’est pas morte seule…” Une maigre compensation, mais cela étaient la seule chose qu'Idgy pouvait lui offrir. “Tu sais qu’elle a retrouvé toute sa tête juste avant de…” Non, elle ne pouvait pas le redire. Naya comprendrait.

“Si je le suis.” Idgy abdiquait, elle ne se voilait plus la face. “Quand je rentre le soir, je n'ai personne qui m’attend. J’aimais cette liberté, j’aimais ce côté indépendant de ma vie, mais les années passent et je me rends compte que je perds plus que je ne gagne à ne pas avoir cette attache affective.” Elle lâcha son amie pour s’éloigner et récupérer son verre qu’elle bu cul-sec. “Je me disais qu’au pire… Je prendrais ma maman à charge. On bougerait hors de la ville. Mais ce plan-là n’est plus.” Que lui restait-elle ? “J’ai toi… J’ai quelques amis et Misha, mais à la fin de la journée je ne peux pas être toujours dans vos pattes. Vous avez autre chose à faire que vous occupez de moi.”

Pourquoi se voiler la face, pourquoi prétendre qu’elle n’était pas un poids pour son entourage quand le poids de la solitude se faisait trop lourd à porter ? Idgy n’était pas le genre de personne qui se voilait la face et n’acceptait pas la rude réalité. Elle embrassait ces maux et les serrait contre son cœur : à défaut de pouvoir les supprimer. Elle espérait qu’en faisant ça, son cerveau arriverait à trouver une certaine forme de paix. Peine perdue évidemment, mais elle essayait, car elle n’avait rien à perdre : faisant d’elle une personne dangereuse. Savourant le contact de Naya sur sa joue, elle continua de décrire ce quotidien qui devient pesant un peu plus tous les jours. Finir son verre cul-sec semblait être une bonne façon de terminer ces aveux avant de commencer à expliquer ses plans pour l’avenir. Si l’Ankou n’avait pas décidé de s’en mêler, de mettre son grain de sable. Naya ne semblait pas d’accord avec ses propos et pourtant, ils étaient criants de vérité. Idgy ne pouvait pas s’immiscer dans la vie de ses amis proches. “Si je venais m’installer plusieurs mois chez toi, tu ne dirais pas ça… Et tu serais plus qu’en droit.” Même elle aurait l’impression de s’imposer. À choisir entre souffrir de la solitude ou se sentir de trop, elle choisissait sans hésiter le premier choix. Ce fut son tour de prendre sa main dans la sienne et de la serrer en entendant qu’elle non plus n’avait plus personne. Suivant les gestes de Naya, l’artiste regarda autour et cela étira un maigre sourire sur son visage sillonné de larmes. “Vrai… Que le Mademoiselle Diva est une seconde maison pour moi.” Idgy pouvait faire tomber son masque et être qui elle voulait. “Merci…” Souffla-t-elle en reportant toute son attention sur sa patronne et plongea ses pupilles dans les siennes. Oui. Elle était reconnaissante et elle le montrait dans ses yeux. “C’est ce que je me répète oui… Les moments de lucidité étaient de plus en plus durs pour elle. Je le sais.”

En se remémorant sa première performance, Naya piquait à vif sa curiosité. Elle se laissa, cependant, volontaire happer par ces souvenirs qui semblaient si loin et pourtant si proches. Idgy comprenait ces mots. Et au fond, c’était ce qu’elle avait besoin d’entendre. Posant sa main sur celle de son amie, appuyant sur ce torse qui avait l’impression de souffrir, qui avait du mal à trouver de l’air : elle ferma ses yeux et laissa un long soupir traverser ses lèvres. Elle concentrait toute son attention sur la chaleur de cette main posée contre elle. Tentant de trouver la paix qui lui manquait, qui permettrait d’avancer et de se coucher ce soir avec l’espoir de se réveiller le lendemain et que la journée soit moins difficile à traverser. Un fol espoir, mais c’était l’espérance qui avait guidé sa vie depuis ces dernières années. “Tu as raison.” Lâcha-t-elle finalement. “C’est la saison des festivales, je vais repartir sur les routes et me concentrer sur ça. Partir quelque temps…” Idgy rouvrit ses yeux : “Je serais toujours joignable pour toi. Je reviendrai avec de nouveaux shows pour ton Cabaret.” Une promesse. Qu’elle continuerait de se battre même si elle avait baissé les bras. “Merci Naya…” Conclut-elle en s’approchant pour l’embrasser tendrement sur les lèvres. Pourquoi ? Elle ne savait pas, mais en s’éloignant elle n’en était pas désolée. “Merci pour tout.” Un besoin de le répéter, pour que sa patronne et amie comprenne qu’elle était sincère. “Qu’est-ce que je ferais sans toi hein ?” Une question posée à la volette, qui n’avait pas besoin de réponses. Elle se fit toute petite et posa sa tête sur les cuisses de son amie. Juste quelques instants, le temps de se reposer et de reprendre son souffle qui avait été coupé en même temps que celui de sa mère avait expiré pour la dernière fois.