Et ici, la chambre, peut-être la tienne | Ft. Esther

Ça faisait déjà un mois que la colocation du n°333 de l’Eberlein Avenue avait dit au revoir à l’un de ses habitants. Celui-ci avait remballé toutes ses affaires, et nettoyé toute son ancienne chambre pour aller s’installer avec sa petite-amie à Portland. Depuis lors, ils n’étaient plus que trois à occuper ce grand appartement qui n’avait jamais semblé aussi grand depuis le départ de leur ami. Le propriétaire du logement avait un peu tardé avant de remettre la chambre vacante en location.
Mais dès que l’annonce fut mise en ligne, de nombreux prétendants s’étaient succédé pour visiter le bien sans qu’il n’y ai de suite. Faute de ressources financières, ou parce qu’ils avaient trouvé mieux ailleurs. Chaque semaine, ils avaient deux ou trois visites. Les actuels occupants de l’appartement avaient alors dû prendre des mesures inhabituelles pour garder le logement inhabituellement propre et ordonné afin de renvoyer l’image la plus vendeuse possible – ordre du propriétaire.

Ce jour-là, une seule visite était prévue, et Eugene, le seul disponible au moment opportun, avait été chargé de faire faire le tour du logement à un potentiel futur colocataire. Ou plutôt… une potentielle future colocataire. En voyant le nom de cette personne, qui était de toute évidence une femme, ça avait étonné Eugene. C’était la première femme à visiter l’appartement. Étrangement, il avait soudain ressenti le besoin de mettre plus de zèle à le rendre présentable. Il avait même passé l’aspirateur, et plié soigneusement le plaid sur le canapé.
Ce fut en début d’après-midi, bien à l’heure prévue, que l’on sonna à l’interphone. Considérant les traits féminins apparaissant à la caméra de l’appareil, il s’agissait de la jeune femme qui devait venir visiter, sans grande surprise. Eugene lui ouvrit la porte en bas. Deux minutes plus tard, elle se retrouvait sur le pas de la porte, et il l’accueillit comme il se le devait.
« Bonjour, Esther Vega, c’est ça ? Moi c'est Eugene. » la salua-t-il avec un sourire des plus cordial en lui serrant la main. « Entrez, entrez. Vous pouvez garder vos chaussures, et retirer votre manteau si vous le souhaitez. »
Lui-même était en chaussettes, et imposait à ses colocataires et ses invités de retirer leurs chaussures en temps normal. Mais dans ces circonstances, c’était un peu impoli d’imposer ça.

Esther ne pouvait squatter chez Blair éternellement. Sa sœur était déjà bien gentille de l’avoir accueilli à bras ouverts et la jeune femme n’avait pas envie d’abuser de son hospitalité. Elle n’avait pas non plus envie de la mêler à ce qui se passerait lorsque les parents comprendraient enfin qu’Esther n’avait aucune intention de revenir dans le Wyoming, auprès d’eux. Bon, pour sûr, Blair allait être mêlée à toute cette histoire, surtout lorsque leur mère apprendrait qu’Esther était partie dans la ville où elle vivait. Mais peut-être qu’elle ne se retrouverait pas blâmée inutilement si Esther se trouvait son propre logement. Si elle volait de ses propres ailes plutôt que de donner l’impression qu’elle se cachait chez sa grande sœur. Ainsi, elle avait commencé à regarder les annonces immobilières. Elle avait un travail, qui lui plaisait, elle était la depuis plusieurs semaines et commençait à bien aimer cette petite ville. Il était temps. Elle avait regardé les appartements, les une chambre, dans un premier temps. Avait grimacé devant les prix. Alors elle avait regardé les studios. Avait grimacé devant les presque taudis que les gens étaient capables de louer pour plusieurs centaines de dollars. Naturellement, ses recherches l’avaient ainsi orienté vers une colocation. Moins cher. Et puis, ça lui permettrait de rencontrer des gens. Puisque c’était surtout ça qui lui manquait, à Esther, ici. Une vie sociale. La jeune femme en avait une bien remplie à Cheyenne. Bien sûr, c’était les désavantages de fuir sa ville natale. On n’emportait pas ses amis dans sa valise. Ainsi, des colocs pouvait se révéler une bonne chose.

Aujourd’hui, Esther avait donc rendez-vous pour visiter un appartement du centre ville, non loin de la mairie. Premier point positif. L’annonce précisait la présence de déjà trois autres colocataires. Il s’agissait donc a priori d’un grand appartement. Les photos avaient l’air plutôt alléchantes, bien que sûrement prises il y avait un moment. Un des colocataires lui avait donné rendez-vous en début d’après-midi et elle prit alors une pause déjeuner un peu décalée afin de pouvoir l’utiliser pour la visite. À l’heure donnée, Esther était à l’adresse et sonna à l’interphone. Rapidement, la porte s’ouvrit et monta à l’étage indiqué. Un garçon souriant lui ouvrit la porte et lui tendit une main qu’elle serra, lui rendant un grand sourire. « Oui, enchantée ! » dit-elle avant de pénétrer dans les lieux. « Merci. » Elle retira son épais manteau, nécessaire pour survivre à l’hiver de Klamath Falls, et le garda sur son bras. Elle n’enleva pas ses chaussures comme demandé, bien qu’elle se sentait toujours un peu mal à l’aise d’arpenter un appartement chaussures aux pieds. Mais bon, peut-être que ça aurait été un peu étrange de retirer ses chaussures pour une visite. Elle parcourut les lieux du regard. La pièce avait l’air plutôt propre et ordonnée, au premier abord. Elle reporta son regard sur Eugene. « Vous êtes trois du coup, c’est bien ça ? » demanda-t-elle.

On entrait dans l’appartement par un couloir assez spacieux dans lequel on trouvait une penderie intégrée avec un miroir, et un petit banc pour s’asseoir. Au bout du couloir, on arrivait sur la pièce à vivre avec une cuisine ouverte.
« C’est ça, trois. Les deux autres sont au travail. Nous ne sommes que des gars, je préfère vous prévenir dès maintenant parce qu’il paraît que ça bloque certaines femmes. » informa Eugene en menant la jeune femme jusqu’à cette pièce de vie.
Il aurait mis sa main à couper que le propriétaire ne l’avait pas informé de ce léger détail qui, pourtant, pouvait avoir son importance pour certaines personnes. Il laissa Esther observer la spacieuse. Celle-ci n’avait rien d’exceptionnel et était des plus normales. D’un œil discret, Eugene observait la visiteuse. De l’extérieur, elle lui paraissait avoir de bonnes manières, et d’être propre sur elle. Et elle était assez jolie, bien que ce type d’observation n’ait aucune influence sur le comportement qu’il allait avoir vis-à-vis d’elle.
« On a un compte Netflix et un compte Disney + partagé. Et une Switch, et une Wii. » précisa-t-il. « On aime se faire des soirées gaming de temps en temps. »
Ce n’était pas inclus dans le bail, c’était juste un arrangement qu’ils avaient entre colocataires. Ils s’entendaient suffisamment bien pour faire ce genre de choses. Il ne se souvenait même plus d’à qui appartenait la Switch et la Wii à la base.
Ils s’avançaient vers la cuisine toute équipée. L’électroménager était relativement récent. Le réfrigérateur avait plein de magnets collés dessus ainsi des messages. Eugene allait-il mentionner que le lave-vaisselle avait rendu l’âme ? Bien sûr que non. Il espérait qu'il soit remplacé avant qu'elle n'emménage...
« Tu fais quoi dans la vie ? On peut se tutoyer… » demanda-t-il en s’appuyant contre l’îlot central de l’espace cuisine pour faire la conversation.
C’était une toute jeune femme, peut-être même plus jeune que lui. Eugene ne se voyait pas la vouvoyer tout du long.

Si elle était honnête avec elle-même, Esther flippait. On pourrait pourtant penser qu'elle avait fait le plus dur déjà. Fuir Cheyenne, mentir à ses parents, partir en sachant qu'elle n'avait pas l'intention de revoir ses amis, sa maison, sa vie d'avant, de sitôt. Mais au final, Esther n'était pas arrivée en terrain inconnu. Car il y avait Blair. Habiter chez elle depuis ces quelques semaines, c'était assurément quelque chose de rassurant. Une safe place où elle avait pu se réfugier et où elle avait été accueillie à bras ouverts par son ainée. Prendre son envol de chez sa sœur était nécessaire. Pour pleins de raisons. Mais ça marquerait le réel début d'une nouvelle vie. Tout ça deviendrait réel. Elle aurait son propre chez elle. Son propre job. Elle ne serait plus "juste" en visite chez Blair. Et tôt ou tard - surement plus tôt qu'elle ne l'aimerait - il lui faudrait annoncer cette nouvelle vie à ses parents. Alors oui, c'était flippant. Et Esther interdisait à son esprit de trop cogiter. Si elle prenait peur elle risquait d'être vulnérable devant ses parents. Leur céder. Revenir à Cheyenne. Et se retrouver fiancée contre son grès avant d'avoir eu le temps de dire ouf. Elle ne pouvait pas laisser la peur la paralyser. Alors elle agissait, refoulait les pensées indésirables, prenait son courage à deux mains. Voici le cheminement de pensée qui l'avait mené à répondre à des annonces immobilières. Jusqu'à cette première visite.

Au premier abord, Eugene semblait parfaitement sympathique. Elle avait pu lire sur l'annonce que l'appartement comptait déjà trois colocataires et l'interrogea à ce sujet. Il confirma l'information et apporta une précision. Ces trois autres colocataires n'étaient que des garçons. "Oh, d'accord." dit-elle d'un air un peu surpris. Effectivement elle ne le savait pas. Et elle ne savait pas trop quoi penser de cette information. Est-ce que c'était gênant ? Peut-être. Mais ça pouvait aussi être très bien. En fait ça dépendait des garçons en question. Ceci dit, cette réflexion était également valable pour des filles. Tout dépendait toujours des personnes. Elle décida de garder cette interrogation dans un coin de sa tête. Elle allait faire la visite et puis déciderait plus tard si c'était un point bloquant ou non, cette majorité de chromosomes Y. Ayant suivi Eugene jusqu'au salon avec une cuisine ouverte, la brune balaya les lieux du regard. Rien de spécial, la pièce était lumineuse, ce qui était un bon point. Peut-être que ça manquait un peu de plantes, pensa-t-elle intérieurement. Elle hocha la tête, écoutant le garçon. "Ah c'est sympa ! Vous jouez à quoi ?" Esther n'était pas spécialement branchée jeux vidéos dans ses loisirs personnels mais elle ne refusait jamais un petit défi sur Mario Kart au détour d'une soirée entre amis. Et bien sûr, elle ne refusait jamais non plus une série sous un plaid avec une tisane, l'hiver. Il s'avancèrent ensuite vers la cuisine. Pour le coup, la jeune femme aimait bien cuisiner sans non plus se considérer comme une cheffe très douée, bien sûr. Tout avait l'air assez récent, ce qui était agréable. Il y avait un four, un autre bon point. "C'est cool, elle est bien équipée !" commenta-t-elle. Elle tournait le dos au garçon, jetant un oeil au frigo recouvert de magnets. C'était sympa, ça donnait une ambiance chaleureuse. Esther préférait arriver dans une colocation avec une ambiance chaleureuse plutôt qu'une colocation "dortoir" où chacun dormait, mangeait et retournait à ses occupations dans sa chambre. Eugene interrogea alors la jeune femme à propos de son job. "Je suis chargée de com à la mairie de la ville. C'est tout récent, depuis moins d'un mois. Je viens juste d'avoir mon master." répondit-elle, en se retournant vers lui avec un petit sourire. "Et toi ?" Elle renvoya la question, curieuse mais surement loin de s'attendre à la réponse qu'il allait peut-être lui donner.

Comprenant très bien que dans la présente situation, mentir n’allait lui être d’aucune aide, Eugene ne comptait alors pas mentir de toute la visite, si ce n’était par omission.. Le mensonge aurait pu même avoir un effet pernicieux.
« Les classiques : jeux Mario, Smash Bros… je ne suis pas un grand gamer personnellement, mais c’est cool quand même. »
Jusqu’ici, Esther semblait apprécier ce qu’elle voyait et apprenait de la colocation. Elle ne montrait aucun signe évident de doute ou de perplexité. Peut-être qu’elle était trop polie pour ça. Elle appréciait la cuisine équipée, alors qu’Eugene lui faisait la conversation. Elle expliquait avoir fini et ses études, et trouvé un job à la mairie. Il se contenta d’acquiescer comme pour la féliciter de l’obtention de son master. Tout naturellement, elle lui retourna la question. Et, bien sûr, Eugene ne comptait toujours pas mentir. Mais il y avait une façon de formuler les choses.
« Je suis agent funéraire depuis quelques années maintenant. Avant j’étais étudiant, mais ça ne m’intéressait pas, j’ai arrêté. »
Agent funéraire, c’était volontairement vague. Il ne valait mieux pas exposer sa fiche de poste aux oreilles qui ne l’avaient pas demandé. Mais la plupart des gens lui demandaient des informations complémentaires. On ne rencontrait pas un agent funéraire tous les quatre matins dans son quotidien à moins d’être proche de ce milieu. Il faisait parti des travailleurs invisibles. Tout le monde savait qu’ils existaient – il fallait bien des gens pour s’occuper des défunts, mais personne ne pensait à eux.
Quand il lui semblait qu’Esther avait passé suffisamment de temps dans la cuisine, Eugene attira son attention sur la porte vitrée qui menait vers un petit balcon donnant sur la rue. Il y avait juste deux chaises et une petite table en ferraille pour s’y installer.
« On a aussi un balcon. On ne fume pas à l’intérieur, même dans les chambres. Alors si tu fumes, ou si tu amènes des fumeurs ici… »
Il désigna une porte annexe à la cuisine donnant sur une pièce sans fenêtre.
« Et là, c’est la buanderie. Ne fais pas attention, ce n’est pas très bien rangé ici. »
La buanderie, éternelle pièce oubliée des rangements pré-visites. Alors, il referma vite cette porte. Il retourna vers l’entrée de l’appartement, vers la première salle de bain.

Après la visite, Esther déciderait si c'était problématique, cette histoire de trois mecs. Ce n'était pas une colocation vers laquelle elle se serait dirigée, instinctivement. Mais après tout, pourquoi pas ? Peut-être que c'était cliché de penser directement à mal. De penser que, forcément, des problèmes pourraient découler de cette majorité de garçons. Tout dépendrait des personnes avant de dépendre de leur genre. Et puis pour l'instant, la visite se passait bien, l'appartement était plaisant et le loyer rentrait parfaitement dans son budget. Peut-être qu'elle ne pouvait pas non plus se permettre d'être trop exigeante ? Enfin, ce n'était pas comme si elle allait se retrouver à la rue bientôt. Blair lui viderait des tiroirs entiers chez elle pour qu'elle y mette ses affaires avant de laisser ça arriver, Esther en était à peu près sûre. Mais y avait ce besoin, au fond d'elle. Vital. De prendre son envol. Elle sourit. "Cool ! Je suis pas gameuse professionnelle non plus mais toujours partante pour mettre des raclées à Mario Kart." dit-elle, rieuse. Un peu prétentieux ? Simplement une blague aux yeux d'Esther, l'occasion de voir un peu la réaction d'Eugene. Surtout qu'elle pensait en vérité qu'il n'était pas vraiment difficile d'être meilleure qu'elle à Mario Kart. Mais elle aimait la compétition, Esther.

Découvrant désormais la cuisine, la brune se réjouit de voir qu'elle était bien équipée. Puis, les deux entamèrent une discussion moins centrée sur l'appartement et la jeune femme interrogea alors Eugene sur son métier. Elle haussa les sourcils devant la réponse, un air surpris sur le visage. "Oh ! C'est atypique comme job !" Elle aurait beaucoup de questions à poser mais elles sont surement trop intrusives pour leur niveau d'intimité actuel. Elle opta pour une question plus simple, se promettant intérieurement de creuser le sujet agent funéraire plus tard, si jamais ils en avaient l'opportunité. S'ils devaient colocataires, par exemple. "Tu étudiais quoi ? Tu as quel âge en fait, si ce n'est pas indiscret ?" Après tout, il était normal qu'elle connaisse un minimum son potentiel futur coloc, non ? Eugene reprit le fil de la visite et Esther l'écouta. Un balcon c'était assurément un point positif. Elle secoua la tête. "Je ne fume pas. Vous fumez, vous ?" Parce que ça, ça pourrait être un point négatif, pour le coup. Même s'ils assuraient fumer dehors. Un rapide coup d'oeil dans ce que Eugene qualifia de buanderie confirma à Esther qu'effectivement, ce n'était pas la pièce la plus rangée de l'appartement. Elle esquissa un petit sourire sans répondre et suivit le garçon qui remontait l'appartement, vers l'entrée. Elle avait hâte de voir le reste, notamment la chambre à louer en question.

« Personne ici ne te laissera foutre des raclées. » rit Eugene, très familier avec la férocité vidéo-ludique de ses colocataires.
Une partie de Mario Kart dans cet appartement se transformait toujours en un festival de pup*terie. Et on n’avait d’autres choix que d’y participer. Eugene ne s’en plaignait pas, il prenait plaisir à envoyer des carapaces bleues au pire moment possible pour le joueur en tête de course.

La visite suivait son cours avec une fluidité tout à fait appréciable. Esther renvoyait une très bonne image d’elle-même. Elle paraissait très sympathique, avec un bon esprit. Eugene sentait que la dynamique se prêtait à des sujets un peu plus personnels que la simple description d’un appartement. Il ne s’en priva alors pas, curieux d’apprendre à connaître un peu plus cette personne. Elle lui retourna cette curiosité, et sembla sincèrement surprise à l’entente de la réponse. Rien n’étonnait moins Eugene que l’étonnement des gens quand ils apprenaient sa profession étonnante. Toutefois, elle ne lui posa pas de question sur ça, mais plutôt sur ses études avortées.
« Histoire de l’art. Ma mère m’aurait tué si j’avais été à portée de bras le jour où elle a appris que j’ai laissé tomber. »
Sa mère avait payé une grande partie de ses études. Et Eugene n’avait aucune intention de la rembourser ou la compenser d’une quelconque façon. Dès le lycée, il avait été clair sur le fait qu’il ne voulait pas faire d’études supérieures, mais sa mère l’avait poussé à en faire quand même.
Petite pause pour présenter le balcon, et l’une des règles de la colocation. Il n’y avait pas de gros fumeurs, ici.
« Moi ça m’arrive de temps à autre. Mais pas si souvent que ça. »
Eugene était un fumeur social. Tout seul, il n’achetait pas de cigarette, et ne fumait pas. Il fumait avec ses amis si ceux-ci fumaient. Par pur mimétisme, pour ne pas se retrouver seul à l’intérieur. A la fac, il s’était lié d’amitié avec pas mal de fumeurs. Alors il s’était mis à beaucoup fumer pendant cette période.
Il ouvrit une porte qui donnait sur la première salle de bain, allumant directement la lumière. Celle-ci n’avait pas de source de lumière naturelle. Il laissa le temps à Esther de regarder à l’intérieur, de poser des questions si elle en avait. Puis, il éteignit la lumière, et referma la porte. Il ne fit que survoler les deux prochaines portes.
« Ça, c’est la chambres de James. Ma chambre. »
Il se dirigea vers une troisième porte et l’ouvrit.
« Et la chambre à louer. Peut-être la tienne, ne sait-on jamais. »
Une chambre impersonnelle, à personnaliser à souhait. Parfaitement propre. Avec juste le mobilier nécessaire et des placards intégrés.

Ma mère m’aurait tué si j’avais été à portée de bras le jour où elle a appris que j’ai laissé tomber. Esther lâcha un rire. Elle ne comprenait que trop bien. Dans quelques temps, sa mère à elle essayerait sûrement de la tuer lorsqu’elle comprendrait qu’elle n’avait aucune intention de revenir à Cheyenne. Son père juste à côté pour lui prêter main forte. Sans parler de s’ils apprenaient qu’Esther envisageait de vivre dans une colocation avec trois garçons. De quoi leur donner des sueurs froides, au mieux, un arrêt cardiaque, au pire. « Les parents, hein ? Je compatis. » répondit-elle simplement, plissant les lèvres en un sourire entendu et haussant les sourcils d’un air légèrement exaspéré. Le balcon était un autre point fort de l’appartement, en été particulièrement il était toujours agréable d’avoir un espace où se poser à l’extérieur. Esther hocha la tête. En vérité il lui était également arrivé de fumer des cigarettes de temps en temps, en soirée. Généralement sous l’effet de l’alcool. Mais jamais elle n’avait sauté le pas de se griller une clope en solo et parfaitement sobre. Elle considérait que c’était tant mieux comme ça, bien sûr. Objectivement, il n’y avait que des inconvénients à fumer. La visite se poursuivit et Esther suivit Eugene qui remonta le couloir, en direction de la porte d’entrée. Il lui montra alors une salle de bain. Elle se pencha pour jeter un œil. « Il y en a une deuxième ? » demanda-t-elle, plus très sûre de ce qui était indiqué dans l’annonce. Et puis vint le clou du spectacle. La pièce qui serait entièrement sienne, si jamais elle venait à habiter ici. La chambre. Rien de spectaculaire pourtant, une pièce froide, propre. Vide. Sans âme. Mais c’était normal. Il fallait la mettre, l’âme. L’apporter avec soi. Elle nota les placards intégrés, point positif également. Une grande fenêtre. La pièce était lumineuse. Elle pénétra à l’intérieur, détaillant l’espace du regard, essayant de se projeter. Puis elle hocha la tête. « C’est sympa ! Un peu de déco à ajouter bien sûr, faut imaginer. » Elle sourit à Eugene. « Ah d’ailleurs ! Je joue du violon et je m’entraîne assez régulièrement, plusieurs fois par semaine. J’espère que vous n’êtes pas allergiques à la musique ? » dit-il en rigolant doucement. « Enfin, bien sûr je ferai attention à jouer à des horaires raisonnables… Personne ne travaille de nuit dans la coloc ? » Il ne manquerait plus qu’elle perturbe le sommeil de quelqu’un en jouant en pleine journée. « Je chante aussi. Je peux être assez bruyante en résumé, haha ! Mais j’essayerai de ne pas trop vous déranger. » ajouta-t-elle, espérant ne pas être en train de se tirer une balle dans le pied.

Eugene venait d’une famille bourgeoise et n’avait jamais manqué de rien en grandissant. Pour ses parents, c’était acté qu’il allait faire des études et obtenir un job bien payé. Ce que l’on percevait comme la réussite professionnelle, en somme. Sa mère s’était persuadé que l’intérêt de son fils pour le funéraire n’était qu’une lubie adolescente. Un peu morbide, certes. Elle était tombée de haut.
« Il faut toujours faire comme eux pour ne pas qu’ils pensent qu’on rate sa vie. »
Non, le mariage, la maison avec jardin, le chien et les enfants n’était pas une vie qui attirait particulièrement Eugene. Il n’était même pas sûr qu’elle soit encore accessible à sa génération. Esther l’interrogeait sur la présence d’une deuxième salle de bain. Ce qu’il comprit, c’était que cette salle de bain n’emballait pas vraiment la jeune femme. Et il ne pouvait pas l’en blâmer : il y avait mieux.
« Oui, une deuxième. Quatre dans une même salle de bain, ce serait terrible. »
Tout naturellement, ils faisaient une salle de bain pour deux. Mais Eugene s’interrogeait si Esther décidait d’emménager. Est-ce que ce fonctionnement allait toujours être viable ? Une femme, ça avait besoin de plus de temps et d’espace dans une salle de bain, c’était bien connu. Avant d’aller voir cette deuxième salle de bain, il fallait passer par la chambre, hautement plus intéressante, qui était à louer. Cette pièce n’avait rien d’excitant, avec ses murs blancs. Mais c’était le but : il fallait pouvoir y apporter sa touche personnelle. Esther paraissait plutôt convaincue, peu dérangée par le manque de décoration.
« On a tous des horaires un peu différent. C’est assez bien isolé ici. On entend un peu par moment, mais ça va. Et euhm... » il esquissa un sourire en prenant appui contre le mur. « Tu joues bien ou pas ? Moi, si tu te débrouilles bien, ça ne me pose pas de problème. J’aime la musique. Sinon, on va peut-être avoir un problème. » l’interrogea-t-il sur un ton léger.
Il appréciait ça, une musicienne. Mais si elle jouait mal, son seuil de tolérance risquait de tomber assez bas. Il n’allait jamais avoir l’honnêteté de le lui dire franchement, si tel était le cas.
« Ça fait combien de temps que tu fais de la musique ? »

Eugene semblait avoir en commun avec elle des parents trop étouffants. Il y avait bien longtemps que l'esprit trop étriqué des siens exaspérait Esther. Pourtant, les concernés n'en savaient surement rien. Petite fille parfaite, Esther. En apparence. Jusqu'à la goutte. Celle qui avait fait déborder le vase. Et qui l'amenait à se retrouver ici, à visiter un appartement pour une potentielle future colocation avec trois garçons. Sacré karma pour ses parents. "On est peut-être des frère et soeur cachés." renchérit-elle avec amusement sur le commentaire de Eugene. Ou peut-être que trop de parents étaient les mêmes, malheureusement. La jeune femme fut rassurée d'entendre qu'il y avait effectivement une deuxième salle de bain dans l'appartement. C'était bien ce qui lui semblait de ce qu'elle se souvenait de l'annonce mais mieux valait vérifier. La présence d'une unique salle de bain pour quatre personnes aurait pu être un vrai point noir au tableau. Surtout en étant la seule femme. Non, pas de clichés, on a dit. Il passèrent dans la chambre et Esther la trouva plutôt à son goût. Très impersonnelle, bien sûr. Mais le peu qu'elle pouvait juger était positif. La lumière, la taille, le sobre ameublement. Ça manquait de vie, oui. Mais ça, ça serait son job à elle, si elle venait à emménager ici. Insuffler un peu de vie dans les lieux. Elle confia ensuite à Eugene sa passion pour la musique. Et le chant. Deux hobbies pour le moins bruyants qu'il semblait assez judicieux de mentionner. Elle espérait ne pas être en train de desservir sa potentielle candidature si ils devaient choisir entre plusieurs locataires à la fin. Mais après tout elle ne se voyait pas ne pas en parler et puis que tout se passe mal car ses colocataires ne supporteraient pas le bruit. Jouer constituait assurément une partie de son temps libre et elle n'avait pas envie de devoir trop se restreindre. Elle hocha la tête devant le premier commentaire d'Eugene et ses lèvres se courbèrent en un sourire amusé en entendant la suite. "Haha ! En toute modestie et si j'en crois mon public habituel, je ne devrais pas trop te casser les oreilles." Elle croisa le regard du jeune homme. "J'aurais du amener mon violon pour passer l'audition." ajouta-t-elle d'un air un peu taquin. "Mmh, le violon depuis que je suis gamine, vers mes six ou sept ans. Le chant un peu plus tard, vers mes dix ans." Elle sourit à Eugene. "Tu joues de quelque chose ?" l'interrogea-t-elle.

« J’ai toujours rêvé d’avoir une petite sœur à martyriser. A défaut, j’ai eu une cousine. »
Eugene en avait fait des sales coups à Eve, quand ils étaient enfants. Et il y avait ses belles-sœurs. Mais c’était lui qu’elles martyrisaient. Les deux monstres avaient l’avantage du nombre sur lui.

Au cours de cette visite, Eugene évaluait autant Esther que cette dernière évaluait l’appartement. Il guettait le moindre red flag comme une notion abstraite de l’hygiène ou une pratique très expérimentale du violon. Ah ! C’était qu’on n’était passé pas très loin de ce dernier exemple ! Esther confessa jouer du violon et chanter pendant son temps libre. Eugene n’avait pas tardé à soulever subtilement ses inquiétudes. Une petite audition n’aurait pas été une si mauvaise idée.
« L’audition, ça sera pour une prochaine fois. » renchérit-il raisonnablement sur la plaisanterie.
Comme il n’y avait pas de raisons à ne pas le faire, et tout intérêt à le faire pour le bien de ses oreilles, Esther lui retourna la question sur sa pratique musicale.
« Je joue de la guitare, je pense que je me débrouille bien. Je chante aussi un peu. Je ne suis pas du tout un Freddy Mercury, mais je ne pense pas être mauvais. »
Il jouait et chantait peu en solo, en plus. Et s’il le faisait, sa voix ne portait pas beaucoup en terme de volume, de toute manière. Sa façon de chanter était à l’image de sa façon de parler : très posée et calme. Il n’avait pas pour habitude de hurler ou de parler fort.
« J’écoute surtout beaucoup de musique. »
Eugene savait que ça pouvait être pénible pour certaines personnes qui aimaient vraiment le silence. Ou qui n’aimaient pas du tout ce qu’il écoutait. Bien que ses goûts musicaux mettent les gens plutôt d’accord. On ne pouvait pas faire de faux pas avec les classiques. Et, mine de rien, les gens aimaient entendre une musique qu’ils connaissaient sans jamais savoir remettre le titre ou l’artiste. Même s’il n’écoutait pas que des classiques de la musique populaire. Il prit soin de ne pas mentionner les potentiels aspects négatifs.

Elle pouffa doucement devant la remarque de Eugene. "Enfant unique ? Chanceux." dit-elle d'un ton amusé, tout en sachant qu'elle ne le pensait pas vraiment. Grandir dans une grande fratrie n'avait pas été tous les jours faciles mais elle devait bien avouer qu'elle adorait ses frères et sœurs. Mais, middle child energy, trouver sa place n'était pas toujours tâche aisée.

Soucieuse d'être transparente avec son potentiel futur colocataire, Esther lui confia sa pratique du violon et du chant, se voyant difficilement vivre sans ses deux hobbies si chers à son coeur. Mais bien sûr, elle pouvait concevoir qu'ils pouvaient être difficiles à accepter, au sein d'une vie en communauté. Eugene ne sembla pas spécialement très inquiet de la nouvelle et Esther se sentit un peu rassurée, riant à leur plaisanterie sur une potentielle audition. Après tout pourquoi pas, s'il souhaitait vraiment s'assurer qu'elle ne lui ferait pas crisser des dents, elle pouvait jouer le jeu. Oui, elle avait vraiment envie de trouver un appartement. Et celui-ci était véritablement prometteur, une fois que ses interrogations intérieures sur l'idée de vivre avec trois garçons seraient résolues. "J'espère que tu me feras une démo alors !" dit-elle, se projetant déjà bien trop en tant que future colocataire. Rien n'était fait. Elle hocha la tête distraitement devant la phrase d'Eugene, son regard sondant à nouveau la pièce. "On devrait bien s'entendre alors." Elle reporta son attention sur le jeune homme. "Il ne manque plus que la dernière salle de bain, c'est ça ?" Elle regarda sa montre. Il lui faudrait bientôt retourner au travail. "Vous avez eu beaucoup d'autres visites ? Tu sais si le propriétaire a prévu de faire un choix rapidement parmi les candidatures ?" demanda-t-elle. Mine de rien, elle commençait à jauger ses chances d'obtenir une place ici.

Eugene avait eu de la chance en se mettant en colocation. Il s’était d’emblée bien entendu avec ses colocataires. Il n’avait vécu que très peu de plans foireux à base de colocataires infernaux. Le propriétaire n’était pas toujours très cool, mais il y avait sans doute pire ailleurs.
« On a un deal, alors. »
Esther lui faisait une démonstration au violon, et lui en faisait une à la guitare. Ca supposait donc qu’il y avait des chances pour qu’ils se revoient. Eugene aurait été ouvert à la revoir, même si elle n’était pas retenue pour la colocation.
« Oui, la dernière salle de bain. »
Il était temps d’aller en avant avec la visite, et la terminer. Eugene guida Esther vers la dernière porte menant à la salle de bain alors que celle-ci l’interrogeait sur ses chances.
« Je crois que pour l’instant, il y a encore deux ou trois visites prévues. Le proprio est assez exigeant avec les dossiers. Mais il y a déjà eu quelques visites où on a su qu’on n’allait jamais revoir le mec. »
Il ouvrit la porte de la dernière salle de bain. Celle-ci faisait la même taille que l’autre, mais l’aménagement la faisait paraître plus spacieuse. Et elle disposait d’une petite fenêtre sur laquelle on avait mis un adhésif pour l’intimité.
« Tu vois quand on ne sent pas du tout quelqu’un d’emblée, bah on s’arrange pour qu’il n’ait pas envie de venir. »
Faire croire à des histoires d’horreur pour faire fuir les potentiels futurs colocataires qui ne trouvaient pas grâce à leurs yeux. Ils avaient parfois été très imaginatifs.
« Donc l’appartement t’intéresserait, au final ? »
Si elle posait la question, ça pouvait être un signe d’intérêt.

La visite touchait bientôt à sa fin et Esther tenta alors d'estimer ses chances d'obtenir la chambre de cette colocation. Sa décision n'était pas encore prise, elle savait qu'il lui faudrait réfléchir si elle était prête à vivre avec trois garçons. Il lui faudrait également en parler à Blair et la jeune femme imaginait déjà la tête que tirerait sa sœur à cette idée. Mais elle était libre de faire ses propres choix. Il fallait être un peu progressiste, non ? Il était cliché de supposer immédiatement qu'une colocation de garçons se révèlerait problématique pour des soucis d'ordre, de propreté ou pire, de coucheries. Les garçons n'étaient pas des sauvages, quoi que puissent en dire ses parents ou même Blair. Il ne fallait pas être sexiste. De plus, Eugene lui faisait jusqu'ici une très bonne impression. Bien sûr, il pouvait cacher son jeu. Mais en allant sur ce chemin, la paranoïa n'était plus très loin. Elle suivit le jeune homme jusqu'à la deuxième salle de bain, lui demandant ainsi s'il y avait eu beaucoup d'autres visites et s'il était au courant des plans du propriétaire. Esther hocha la tête. Assez exigeant avec les dossiers. Potentiellement ça pouvait poser problème. Elle avait un job mais elle venait à peine de le débuter. Peut-être pourrait-elle demander à Blair de l'appuyer pour le dossier. Surement qu'une policière de la ville en tant que garante ne pourrait être qu'un point positif. Elle fit quelques pas dans la petite salle de bain avant de se retourner vers Eugene, un petit sourire amusé aux lèvres à l'écoute de ses paroles. "En racontant que vous adorez jouer de la guitare électrique à trois heures du matin par exemple ?" Elle le taquinait. En vérité, l'idée qu'il ait pu comploter pour se débarrasser de potentiels colocataires indésirables faisait beaucoup rire Esther. Elle aimait bien l'esprit d'un tel procédé. Le côté machiavélique. Elle hocha ensuite une nouvelle fois la tête. "Je pense, oui." Elle ressortit de la salle de bain. "Il faut que je réfléchisse un peu mais l'appartement est sympa. Et à voir pour les autres mais t'as l'air plutôt cool." Air malicieux, honnêteté un peu brutale, juste pour le plaisir.

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